Jérémy Bentham : " Introduction aux principes de la morale et de la législation "

Publié le par Jérémie CHIRON-ESCALLIER

Introduction aux principes de la morale et de la législation.

Jérémy Bentham, 1789.

            L’introduction s’ouvre sur la mise en place du « principe de l’utilité » : le bien-être (le bonheur) est la fin dernière de l’homme, et par conséquent la recherche du plaisir et la fuite de la douleur constituent les motifs de toutes les actions. Même si ce point de départ permet assurément de situer Bentham dans la postérité intellectuelle de Hobbes, il faut cependant préciser qu’historiquement ses inspirateurs directs, à qui il attribue le mérite de lui avoir fait découvrir la « philosophie pratique », furent Helvétius et Beccaria. Dans De l’Esprit, Helvétius faisait de la « loi de l’intérêt » l’analogue, pour l’univers moral, des lois du mouvement dans l’univers physique. Dans son traité Des délits et des peines, Beccaria reprenait l’analogie et en tirait des conséquences pour la législation (notamment pénale), en lui confiant la tâche d’ « amener les hommes à la plus grande félicité ou au moindre malheur possible d’après le calcul des biens et des maux dans cette vie ».

            L’originalité de Bentham consistera donc moins dans l’établissement du « principe de l’utilité » que de la volonté d’en tirer certaines implications nouvelles. Dans le domaine du droit pénal, la Théorie des peines et des récompenses suit largement Beccaria, aussi bien dans la reprise du principe de proportionnalité entre délit et peine qu’à travers, sa condamnation de la peine de mort. Il revient cependant à Bentham d’avoir développé une vaste réflexion sur l’emprisonnement et d’avoir réclamé une réforme du système pénitentiaire qui le rendrait lui-même conforme au principe de l’utilité en évitant que l’enfermement aboutisse simplement à rendre le prisonnier encore plus nuisible au bien commun. Bentham insistait sur la nécessité d’humaniser l’emprisonnement en évitant les souffrances inutiles et dangereuses pour la santé du prisonnier, et de les faire administrer comme des entreprises, en concluant des contrats avec des particuliers : un homme qui « traite avec le gouvernement » et se charge des prisonniers à « tant par tête » appliquera son temps et son industrie à « son profit personnel », évitant ainsi la sévérité inutile, mais aussi les gaspillages nuisibles à l’intérêt de la société.

            Là où Bentham devient en revanche pleinement original par rapport à ses maîtres, c’est lorsqu’il développe, toujours en se fondant sur le principe de l’utilité, une très sévère critique des théories du droit naturel et de leurs prolongements politiques. Le chapitre III des Principes s’attaque directement aux thèses qui prétendent faire de la loi naturelle, et non de l’utilité, le principe de la législation : dire qu’ « il y a une règle éternelle et immuable du droit », évoquer le « droit naturel, l’équité naturelle, les droits de l’homme,… », c’est en fait juger arbitrairement que telle action est bonne ou mauvaise, « non parce qu’elle est conforme ou contraire à l’intérêt de ceux dont il s’agit », mais parce qu’ « elle plaît ou déplaît à celui qui juge ». Le principe du droit naturel n’est en vérité qu’un « principe de sympathie ou d’antipathie » - puisque ceux qui se réclament du droit naturel et de la loi naturelle ne font, grâce à ces notions abstraites qui sont de pures fictions, que « dicter leurs sentiments comme des lois et s’arroger le privilège de l’infaillibilité ». En réalité, la nature même de nos facultés de connaître dont le fonctionnement suppose un travail sur les données des sens, exclut toute déduction par la seule raison de règles ou de lois qui seraient inscrites éternellement dans la conscience de l’homme comme tel. Si  la condition naturelle de l’homme est la sensibilité, ses seuls sentiments éternels sont la recherche du plaisir et la fuite de la douleur – et donc le politique, loin d’avoir à spéculer sur une prétendue loi naturelle, antérieure aux lois positives, et avec laquelle ces lois devraient s’accorder, cherchera seulement la meilleure harmonisation possible, la meilleure combinatoire possible des plaisirs et des peines.

            Ce sont donc les lois positives, mises en place par le législateur en vue de « maximiser » ou « maximer » les plaisirs, qui seules « donnent une existence aux droits » : « Les lois réelles donnent naissance aux droits réels », alors que le droit naturel n’est que « la créature de la loi naturelle », qui n’est elle-même qu’une fiction – donc, puisque ex nihilo nihil sequitur, le droit naturel n’est rien. Du principe de l’utilité se déduit donc, selon une argumentation dont, on le voit, le ressort principal est une théorie empiriste de la connaissance, une définition du droit comme ce que seule la loi positive crée en déterminant les conditions du bonheur du plus grand nombre. On comprend dès lors pourquoi l’œuvre de Bentham a pu être interprétée comme une étape décisive vers le positivisme juridique.

            Ce qu’il faudrait donc mettre en cause chez Bentham, c’est ce qui lui interdit de conférer à la notion de droit naturel un quelconque statut qui permette de résister à son évacuation comme fiction métaphysique. Or, de ce point de vue, c’est moins la place accordée à l’égoïsme qui paraît déterminante, que l’empirisme – qui sert de cadre à toute la réflexion. En effet, dans le contexte d’un tel empirisme comment pourrait-on admettre, avec quelque statut que ce soit, une référence à des valeurs faisant figure d’universel?           

            De fait, puisque le seul principe qui doit présider à l’établissement d’une législation est celui de la « maximisation » du bonheur et que les conditions de réalisation du plus grand bonheur possible varient selon le temps et le lieu, les sensibilités et les mœurs, rien ne saurait valoir absolument comme une loi juste : il faut seulement « examiner les lois par leurs effets », c’est-à-dire quant à leur capacité d’accroître le bonheur du plus grand nombre, et par conséquent les meilleures lois possibles actuellement ne l’eussent pas été dans le passé, ni les meilleurs lois du passé ne seraient encore les meilleures. Dans ces conditions, il ne saurait évidemment être question de se référer à des normes immuables, le principe de l’utilité (du bonheur du plus grand nombre) n’étant lui-même qu’un principe de variation : comme toutes les idées générales, l’idée de l’utile (c’est-à-dire, selon Bentham, du juste) ne se forme en nous qu’à partir de ce que l’expérience répétée fait éprouver à notre sensibilité comme un plaisir – sentiment de plaisir qui ne cesse de varier historiquement et géographiquement. L’empirisme philosophique de Bentham  conduit donc à un relativisme absolu des valeurs juridiques et politiques, qu’exprime bien la dernière page : « Tout se rapporte à des plaisirs et à des peines… De tel ou tel acte résulte cette impression de peine ou de plaisir. Ne m’en croyez pas, croyez-en l’expérience, et surtout la vôtre. Entre deux façons d’agir opposées, voulez-vous savoir celle à qui la préférence est due? Calculez les effets en bien et en mal, et décidez-vous pour ce qui procure la plus grande somme de bonheur. » Là où la réflexion sur les valeurs morales et juridiques s’établit sur de telles bases, la destruction de l’idée moderne du droit naturel, avec quelque statut que l’on puisse la concevoir, est inévitable, et avec elle la réduction des droits de l’homme à de simples fictions abstraites.

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