Raymond Aron : " Paix et guerre entre les nations "

Publié le par Jérémie CHIRON-ESCALLIER

Paix et guerre entre les nations.

Raymond Aron, 1962.

 

            Paix et guerre entre les nations, rédigé par R. Aron en 1960, est paru en 1962. La dernière édition, publiée en 1984 peu après la mort de l’auteur, comporte une « présentation inédite » de celui-ci, qui y répond à diverses objections. C’est sans doute le plus ambitieux des ouvrages politiques d’Aron, dans la mesure où il s’agit à la fois d’une tentative d’élaboration théorique, d’une sociologie des relations internationales, d’une analyse de l’état du monde vers 1960, et d’une « praxéologie », c’est-à-dire d’une discussion des « implications normatives » de la théorie.

            L’intention d’Aron est donc de rendre compte de la façon la plus complète possible des relations internationales, afin de les rendres intelligibles. Mais il reste fidèle à la conception épistémologique qu’il avait exposée dans son Introduction à la philosophie de l’histoire, un quart de siècle plus tôt : il n’est pas possible d’appréhender l’ensemble de la réalité historique, il est nécessaire de procéder à un découpage. Ce qu’Aron cherche à comprendre n’est donc qu’une partie de l’histoire, et même, une partie des relations internationales : il s’intéresse aux rapports interétatiques, non à la « société internationale », c’est-à-dire à « l’ensemble de toutes ces relations entre Etats et personnes privées qui permettent de rêver à l’unité de l’espèce humaine ». Parmi les rapports entre Etats, il privilégie l’étude de la « conduite diplomatico-stratégique », qui, à ses yeux, constitue l’essence même de ces rapposrts : c’est-à-dire qui a trait à la guerre et à l apaix. En d’autres termes, il ne s’intéresse à l’économie mondiale que dans la mesure où celle-ci relève des décisions des Etats, et plus précisément de leurs décisions diplomatico-stratégiques. Ce qui exclut « a priori la prédominance causale du système économique ». Il y a donc contraste total entre le découpage aronien, contré sur l’état de nature où se trouvent les Etats entre eux, et le découpage marxiste centré sur le système économique mondial, indifférent aux frontières.

            Aron reste également fidèle à son maître Max Weber : la conduite diplomatico-stratégique constitue un type idéal, dont il dégage l’originalité en la comparant à d’autres conduites collectives (sport, économie). Ce qui caractérise l’action extérieure des Etats, c’est la multiplicité ou l’indétermination des fins, juxtaposées à l’impératif du calcul des forces, nécessaire pour assurer la survie et la sécurité de chaque unité dans un ensemble qui n’est ni une communauté ni une véritable société, puisqu’il n’y a ni pouvoir central ni valeurs communes. Il en résulte qu’il y a un « problème de la politique étrangère » (ce que d’autres auteurs ont appelé le « dilemme de la sécurité ») : nécessité pour chaque acteur de ne compter que sur lui-même pour survivre, mais nécessité aussi d’empêcher que le choc des actions séparées n’entraîne l’insécurité ou même la destruction collective. Il en résulte pourtant aussi, vu la diversité des objectifs et des moyens, et la multitude des conduites rationnelles possibles, une « relative indétermination » de l’action diplomatico-startégique. D’où l’impossibilité d’en faire la « théorie globale » qui supposerait un « objectif univoque ». Encore une fois, on retrouve les postulats de l’Introduction à la philosophie de l’histoire.

            La partie intitulée théorie est, de ce fait, essentiellement schématique. Elle s’attache à dégager la logique permanente des rapports entre Etats, en procédant à une classification des moyens et des buts de la politique étrangère, ainsi qu’à une présentation des principaux modèles de systèmes internationaux (homogènes et hétérogènes, par rapport aux principaux constitutifs des unités ; bipolaires et multipolaires, par rapport au nombre des acteurs principaux). Ce schématisme s’explique non seulement par l’absence d’un but unique, mais aussi par ce qu’on peut appeler la prédominance des acteurs par rapport aux systèmes : ce sont ceux-là (ou plutôt, avant tout, les grandes puissances) qui façonnent ceux-ci, tout en subissant les contraintes que les systèmes font peser.

            Or, dès que l’on analyse le rôle des acteurs, la « théorie » s’efface derrière la « sociologie », c’est-à-dire l’étude des façons multiples dont divers facteurs contribuent à déterminer, ou plutôt à orienter, la politique étrangère d’un Etat. Aron analyse ainsi les « déterminants » tels que l’espace, le nombre, les ressources, les régimes, afin de chercher à dégager des régularités. En fait, il passe au crible de l’histoire un grand nombre de théories ou d’hypothèses, ou d’idéologies, concernant l’influence de ces facteurs (par exemple les théories de l’impérialisme), et il aboutit, dans presque chaque cas, à des conclusions profondément sceptiques et nuancées. Iic encore, l’indétermination triomphe.

            La « praxéologie », venant après une fine analyse du système international contemporain, marqué à la fois par la bipolarité et par la révolution nucléaire, c’est-à-dire par les règles souvent paradoxales de la dissuasion entre les deux Grands, examine l’antinomie du « problème machiavélien » (celui des « moyens légitimes », qui ont toujours comporté le recours à la force) et du « problème kantien » (« celui de lapaix universelle », de l’aspiration à une morale de la loi mondiale substituée à la « morale du combat ») telle qu’elle se présente à l’ère nucléaire. Aron dégage une éthique de la prudence, ou de la modération, fort thucydidienne d’inspiration. Il critique à la fois l’idéalisme de ceux qui font comme si la rivalité des Etats avait déjà été surmontée et prêchent la paix par le droit ou le désarmement, et le « réalisme » périlleux de ceux qui pensent que l’antagonisme entre les deux principaux camps ne peut être surmonté que par la victoire de l’un d’entre eux. Aron choisit, en somme, une stratégie de coexistence politique et de stabilité nucléaire.

            Ce résumé ne donne qu’une faible idée de la richesse de l’ouvrage, qui est à la fois une tentative de systématisation, un commentaire souvent acide d’à peu près toutes les théories présentées à propos des relations entre Etats par les philosophes et par les chercheurs des sciences sociales (ou même des sciences) et une sorte de répertoire des principales expériences historiques.

Publié dans LECTURES

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